mercredi 9 mars 2011

Devoir de réserve et devoir de vérité

Un petit site à visiter en passant aujourd'hui : www.bradleymanning.org. Pour ceux d'entre vous qui auraient survolé le sujet, ce type est en taule depuis une dizaine de mois en liaison avec l'affaire WikiLeaks, puisqu'il est fortement soupçonné d'être à la source de la divulgation des télégrammes diplomatiques (donc confidentiels, donc susceptibles de foutre le dawa dans la politique étrangère US) et aussi de vidéos tournées pendant des assauts aériens de l'armée US en Irak et Afghanistan.

Outre le fait que le chef d'accusation porté contre Manning pourrait lui valoir la peine de mort suivant l'axe des réquisitions du plaignant (en l'occurrence, le gouvernement américain), cette affaire barbouzarde à la sauce IP pose la question des limites du libre-arbitre des agents d'une entité d'état entre le devoir de réserve qui leur est imposé par leur engagement, et le devoir de vérité qui s'oppose à cette réserve lorsque l'entité à laquelle ils appartiennent transgresse allègrement le nécessaire respect des droits de l'homme et également les bornes de la mission qui lui est confiée par le peuple (réputé) souverain. Que Manning soit ou non la source des fuites importe assez peu pour débattre de cette question.

Existe-t-il des abaques permettant de tracer la ligne dans le sable au-delà de laquelle le devoir de vérité s'impose, et fait tomber le devoir de réserve ? Sur quel argumentaire s'appuyer pour prendre le risque considérable de se mettre à dos une structure étatique toute-puissante, dans laquelle on comptait jusque là collègues et amis, pour dénoncer publiquement ses travers et ses délits ? Et surtout, comment résister ensuite ?

L'avocat de Manning dévoilait il y a 6 jours au public que son client avait été laissé à poil dans sa cellule un certain temps. Pourquoi ? Sait pas. Avait-il caché une clé USB avec des documents compromettants dans son rectum ? Dans le même temps, la page Facebook de Quantico (la base des US Marines) subissait un nettoyage en règle des commentaires comparant les méthodes de détention du soldat Manning à celles dénoncées il y a quelques années à Abu Ghraib, en Irak. Il est intéressant de noter au passage que le respect des prisonniers et l'exemplarité du traitement, qui est le fondement même justifiant l'incarcération au titre de la répression des délits et de la réinsertion à terme des prisonniers qui ont fait leur temps, sont interprétés avec la même légèreté dans tous les pays du monde. Je vous renvoie au Canard Enchaîné de cette semaine, page 4, article "Un bagne à l'ancienne en Ile-De-France" pour donner un exemple de la classe française en ce domaine.

Mais revenons au cas Manning et à la pratique du "whistleblowing", c'est-à-dire à la rupture du devoir de réserve quand celui-ci barre la route à l'intérêt supérieur du public (comprendre "public" au sens "peuple", pas "blaireaux cramant leurs forfaits SMS pour voter à la TareAc").

Livrer à la connaissance du monde du contenu diplomatique, ça c'est un sujet délicat. Mais il faut faire l'effort de distinguer les risques impliqués par l'énoncé du problème ("livrer à la connaissance du monde du contenu diplomatique") et la réalité des difficultés engendrées par l'acte reproché à Manning. En l'occurrence, ces 250 000 "câbles" sont pour la plupart anciens, et ne révèlent pas grand-chose susceptible de mettre plus en péril qu'ils ne le sont déjà les appareils d'Etat dont ils révèlent les échanges officiels. Apprendre que Giscard se la joue à mort "défense de la noblesse de mon patronyme, qui n'est celui de ma famille que parce qu'il a été acheté", par exemple, c'est pas une nouveauté foudroyante à même de jeter par terre l'ENA et les ex-UDF.
Bon, je caricature en prenant un exemple (réel) pas méchant, mais en prenant un peu de recul, c'est pas trop dur d'imaginer qu'un gouvernement assez con pour garder des traces écrites d'informations stratégiques pouvant le mettre en péril et citées dans des télégrammes diplomatiques (qui sont interceptables comme toute communication par la grâce de Sainte-Barbouze et de ses zélateurs) aura fait lui-même tout ce qu'il fallait pour s'immerger tout seul dans sa propre merde.

Reste la diffusion des vidéos de guerre. Il a y une loi aux USA qui s'appelle "Freedom of Information Act" permettant de réclamer la déclassification de contenus confidentiels, avec un certain nombre de contraintes portant sur la sécurité nationale notamment. La vidéo de la tuerie de Baghdad n'a pas été déclassifiée lorsque Reuters en avait fait la demande (vu que Reuters avait perdu du monde dans l'affaire). Et l'affaire Manning prend une tournure intéressante si on suit l'idée selon laquelle il serait effectivement la source de cette fuite, car à vouloir l'accuser de l'équivalent US de "haute trahison", on essaie de mettre dans la même enveloppe une connerie d'une belle ampleur mais aux conséquences limitées (les télégrammes) et un geste courageux et nécessaire (dire la vérité sur les tueries aéroportées), réclamé par le public.

Où l'on constate donc que la résistance au changement, que j'estime personnellement être un travers naturel de tout individu et de toute organisation, et qu'il faut savoir prendre ce qu'elle est pour pouvoir la comprendre et parfois la combattre, s'avère un facteur retors et vicieux quand elle est utilisée pour se défendre lorsqu'on est pris en défaut. C'est l'esprit de corps et l'idée que "on a toujours fait comme ça" qui fait qu'aujourd'hui Manning peut se retrouver à poil dans sa cellule sans même qu'on sache pourquoi, alors qu'il n'est toujours qu'accusé et n'a toujours pas eu de procès. Tout démocratique qu'il soit, l'Etat américain traite d'une façon assez peu recommandable cette histoire de sécurité nationale en confiant la garde du prisonnier à un corps militaire dont il est issu : autant enfermer un joueur de l'OM dans une cellule pleine d'ultras du PSG.

C'est la multiplication des exemples de ce type qui nous empêche, nous, au quotidien, de monter au créneau pour dénoncer publiquement les saloperies des machines de société dont nous sommes les rouages. Trop peur de s'en prendre plein la gueule pour pas un rond, même si on agit pour le bien commun, une finalité qui nous transcende.

Et c'est ainsi que le principe d'optimisation et d'amélioration d'un système, quand il est porté par la seule communication officielle, ne peut jamais être qu'une façade.
Car quand sur la froideur lisse d'un tableau de bord géant un tout petit voyant se met à clignoter en rouge, on est d'abord emmerdé parce qu'une minuscule petite saloperie gâche la beauté du paysage. Notre premier réflexe est de vouloir qu'il s'éteigne, plutôt que s'inquiéter de savoir pourquoi il se met à faire "blip". Les signaux d'alerte qu'on éteint ou qu'on néglige, ça donne des Titanic, des Czernobyl.

C'est là que réside la bassesse humaine toujours prompte à s'exprimer en chacun de nous, et qu'il nous appartient individuellement de constamment combattre. Quand je parlais il y a quelques posts du principe de village Potemkine, c'était de la même eau, car ce principe repose sur la même mécanique funeste. Dans le cas de mon employeur, un mépris certain pour la capacité de mes collègues à fournir un travail de qualité, malgré plusieurs dizaines d'années d'expérience passée et de production encore opérationnelle qui en atteste, ainsi qu'une foi excessive en la capacité d'un fournisseur privé à atteindre le niveau d'exigence maison dans ses produits sans que pèse sur lui la nécessité du service au public, mène à un formidable gâchis d'énergie, d'argent, de temps, et à un niveau de service qui finira nettement dégradé par rapport à ce qui existait jusque là. Et nulle personne occupant un poste dit de responsabilité ne verra sa responsabilité effective dans le fiasco mise en cause lorsque la cata sera avérée. On trouvera un ou deux boucs émissaires, ce qui est très humain, mais le système en place qui a laissé proliférer et grandir la saloperie ne sera pas remis en question : aucune leçon ne sera tirée, et la même manœuvre merdique pourra parfaitement se reproduire encore et encore.

C'est là l'étendue de la gravité dans mon taff. Pas très grave, mais symptomatique. Car dans d'autres cas, comme l'affaire Manning le montre, avec exactement la même logique, le même appareillage mental d'autoprotection et de rejet de l'anomalie au profit de l'esprit de corps, il y a parfois des morts.

Pour s'en sortir, il me paraît nécessaire d'instiller et entretenir dans les esprits la volonté individuelle de se méfier de cette médiocrité si facile à embrasser, et de chercher à viser plus haut. D'entretenir le respect dû au signal d'alarme, aussi ténu et improbable soit-il. Et pour viser plus haut, il faut du courage. Du vrai. C'est pourquoi j'adresse mes salutations dans le noir à Bradley Manning, qui a probablement eu ce courage et a besoin aujourd'hui que ce courage soit reconnu.

--G4rF--

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