lundi 19 octobre 2020

Poème express [234/365] - Loin

Qu'il est loin le temps doux, le temps des lourds cartables
Et du chemin pesant sous les frondaisons vertes
Le temps où le présent s'étirait en ruban
En un long chewing-gum au parfum rose bonbon
Le temps de l'ennui jeune, des amis de fortune,
De ces âmes esseulées entassées aux mêmes lieux
Qui passaient le temps comme on se passe la balle
En attendant demain, demain loin lui aussi.
Qu'il est loin ce temps lourd, pénible, interminable
Celui de l'attente et des espoirs germés
Celui du mal à l'âme et des baisers volés
Qui s'accrochent au cœur comme des griffes, des lames,
Les réveils d'hiver à la lumière blafarde
Les parcours frissonnants, les lampadaires ronds,
La fenêtre allumée d'un ami, au passage,
La longue, longue route, sans nul compagnon.
Qu'il est loin le temps triste de grande solitude
Qui me saignait à blanc, qu'aujourd'hui je comprends.
Qu'il est loin le temps simple, le temps sans inquiétude,
Que je regrette, adulte,
Que je regrette tant.

--G4rF--

vendredi 16 octobre 2020

Quasi Arthur (nouvelle)


Quasi Arthur (nouvelle)

Les fibres de la toile étaient chargées d'oxyde métallique, si alourdies et raidies de vieille crasse que le chiffon aurait sans doute pu être mis à tenir debout, sans choir.
Eowen cracha une énième fois sur la coudière du maître et fit de nouveau aller et venir le tissu sur le métal, en un geste mécanique répété des milliers de fois.

La pièce d'armure ne brillait pas beaucoup, mais ce n'était pas grave.
Eowen savait que le maître n'en avait cure.

La vaste salle était aujourd'hui très tranquille et la chaleur dégagée par le feu ronflant dans l'immense cheminée était bien contenue par les lambris ouvragés habillant les murs.
Pendant du plafond à intervalles réguliers, les bannières écarlates et brodées au fil d'or portant les armoiries du maître égayaient quelque peu le plafond obscurci parfois totalement par le noir de fumée. Cela donnait un air de grandeur. Comme un parfum de majesté, mais pas écrasante. Juste… impressionnante.

Eowen aimait bien cette pièce. Il appréciait cette chaleur profonde, et l'ouvrage sans véritable but auquel il était occupé, et la présence amicale et pour tout dire fraternelle du maître, là, à ses côtés.

Assis à même le sol, sur la plus haute marche de l'estrade monumentale, à la place qui convenait à son rang d'après l'étiquette de la cour, il était donc occupé à astiquer sans talent, pièce après pièce, l'armure d'apparat du maître, qu'il reconstituerait ensuite patiemment sur le solide support de bois, près du siège royal.

Le maître était assis juste à côté de lui, par terre comme lui --à un coussin près--, délaissant le trône ouvragé et chargé de dorures où, d'après ses propres paroles, il fallait avoir le cul d'un cadavre pour espérer trouver du confort.
Tenant dans sa main un gobelet de vin doux, et dans l'autre, une de ces multiples feuilles de fin parchemin qu'il répandait partout où il se rendait dans la place-forte, il lisait ce qui devait être le rapport de l'ambassadeur royal en terre d'Eire.

Eowen ne savait pas lire, mais il reconnaissait le papier encore humide sur les bords, qu'il avait malencontreusement fait tomber dans la neige ce matin en apportant au maître les dernières missives.
Entre eux deux, également posé sans ambage sur le sol, un joli plateau de chêne clair ciré se vidait petit à petit de son contenu comestible, au fur et à mesure que le maître lisait son courrier.

Il prit d'une main distraite une tartine de graisse d'oie garnie d'une tranche de fromage, et l'engloutit avant de se ressaisir de son gobelet de vin.
"Rhâ… mais que vont encore inventer ces tarés d'irlandais ! grommela-t-il entre deux gorgées.
- Un problème, maître ?"

Le maître se tourna vers lui et le regarda en silence pendant un long instant.
D'autres auraient été effrayés par le poids du regard de l'illustre souverain, mais Eowen savait que le maître était simplement en train de réfléchir à la façon d'expliquer ce qui le tracassait.

"Tu sais, Eowen, reprit-il enfin, que nous nous rapprochons de l'anniversaire.
- Oui.
- Et tu sais ce qui advient, tous les ans, lors de l'anniversaire ?
- Ils recommencent à vous les bri… à contester votre autorité, maître ?
- Précisément. Tous les ans. Sans discontinuer. Depuis huit ans maintenant ! Huit ans, putain !" s'exclama-t-il vivement.

Il vida son gobelet et le posa sans douceur sur le plateau.

Renversant sa tête en un long mouvement empreint de fatigue, les yeux fixés vers le plafond tâché de suie, il semblait prêt à se laisser aller à une de ces rares confidences auxquelles bien des courtisans rêvaient d'être associés et qui, pour une raison connue de lui seul, allait encore une fois être uniquement partagée avec son page.
Eowen le page, le plus mauvais nettoyeur d'armure du royaume de Bretagne.
Eowen le page, dont le maître semblait s'être entiché et ne pas vouloir se séparer, probablement parce qu'il avait le rare talent de savoir écouter, vraiment écouter.

"S'ils ne veulent point vous maintenir leur allégeance, ne pourriez-vous les confronter, maître ? Vous avez l'épée, après tout.
Le maître soupira.
- Ce n'est pas si simple. En fait… en fait, ce n'est jamais simple.
Vois-tu, j'ai grandi avec au fond de ma tête les histoires et les légendes que tu as entendues toi aussi quand tu étais enfant.
La destinée… l'épée sacrée réservée au seul souverain vraiment digne de la porter… toutes ces fadaises, entendues de tous, à dire vrai. Et moi aussi j'ai cru à toutes ces fariboles.
J'ai cru, dur comme fer, à l'histoire d'Arthur l'écuyer tirant l'épée de la roche.
J'ai cru à l'épée retournée ensuite dans sa prison de pierre lorsqu'Arthur rejoint Avalon pour la dernière fois."

Il se leva et étira ses membres, puis s'approcha du trône.
Il glissa alors la main derrière le bras du fauteuil ornementé et la ressortit, levant devant ses yeux l'épée sacrée : Excalibur, l'épée du Roi, plus lourde par ses symboles que par le métal dont elle était faite.

"Excalibur, dit-il avec dans sa voix un léger tremblement. Oui, j'y ai cru. Peut-être plus fort que tous les autres.
- Elle est tout de même impressionnante, maître, intervint Eowen.
- Pour ceux qui ne connaissent pas son secret, oui, sans doute", acheva le maître avec un sourire narquois.

Usant de l'épée légendaire comme d'une pique, d'un geste adroit et vif, le maître la darda vers une lanière de viande séchée posée au bord du plateau de victuailles, et l'envoya tourner en l'air d'un coup sec du poignet, espérant la gober en plein vol.
En fin de course, la viande heurta sa barbe soigneusement peignée par une servante le matin même, rebondit sur le plat d'une de ses incisives et termina sa course piteusement, avachie par le milieu, sur le col de la chemise du souverain.

"Merde !" s'exclama le maître en repêchant sa nourriture avec deux doigts, puis en plantant l'épée dans le bois de l'estrade tandis qu'il entreprenait de mastiquer l'objet de sa convoitise. "J'y étais presque, ce coup-ci…"
Eowen relança la discussion, négligeant l'incident alimentaire :
"Ne m'avez-vous point enseigné que la légende d'Arthur était le ciment qui liait nos peuples et nous préservait de la guerre ?
- Si, si, cela est vrai. Et cela doit rester vrai si nous voulons éviter de voir de nouveau des chefs de clan abrutis par la soif de pouvoir se flanquer des peignées dans les champs, entre deux rangées de courges.
Mais ce qui pose problème, c'est que cette légende est une belle histoire, fabriquée pour asseoir le pouvoir de celui qui détient l'épée. Chacun le sait : en m'emparant d'Excalibur à la suite d'Arthur, j'ai réussi à m'emparer du pouvoir. Mais contrairement à Arthur, lorsque j'ai finalement réussi à m'emparer de l'épée, tout le monde m'a vu faire. Et la légende… hé bien…
- La légende en a souffert, maître ?
- Précisément, Eowen."

Après un instance de silence, le jeune page prit à son tour une tartine sur le plateau de victuailles.
Il sentait que le maître avait besoin de poursuivre, d'aller au bout de son propos, et il savait qu'avant de le faire, le maître allait lui dire de se nourrir. Il l'avait toujours trouvé d'une maigreur maladive, et voir Eowen se nourrir le réconfortait.
Le page vit la satisfaction dans le regard du maître tandis qu'il mordait à belles dents dans la tranche de pain goûteuse.
"Mais maître, reprit le page après avoir dégluti, c'est tout de même votre épée !
- Oh oui. C'est mon épée, pour sûr. Et parce que j'ai l'épée, j'ai le pouvoir. Non, ce qui les dérange, mon cher Eowen, ce n'est point que je sois entré en possession de l'épée."

La démarche pesante, le maître descendit la volée de marches et s'approcha d'un curieux piédestal posté derrière une large colonne, sur lequel était posé un lourd marteau, brut et massif, aux faces déformées par l'usage et la force des coups infligés.
Sur le manche, dans la lumière jaune des lanternes de fer, il pouvait encore voir la couleur du sang, coulant des plaies créées en abattant la lourde masse de métal, encore, et encore, et encore.

Dans un murmure résigné et empreint d'une grande lassitude, ne quittant pas le marteau des yeux, le maître reprit à l'attention du page : 
"Ce qui les dérange, mon fidèle Eowen… Ce qui les fait enrager, ce qui les ulcère…
C'est que j'ai été le seul parmi eux à ne point tenter de tirer l'épée hors de l'emprise de la roche.
C'est que j'ai été le seul à penser à ôter à la roche son emprise sur l'épée".

--G4rF--