jeudi 13 août 2015

Les allemands et "les allemands"

A l'occasion d'une discussion badine, j'ai vu aujourd'hui le sujet du "Tel-Aviv-sur-Seine" abordé d'une façon intéressante.

Extrait de quefaire.paris.fr
Pour ceux qui l'ignorent, il s'agit d'une journée spéciale de la désormais habituelle opération estivale "Paris-Plage". Cette dernière avait à l'origine pour but officiel, en rendant les quais de Seine de Paris intra-muros accessibles au public en les fermant aux bagnoles, de donner un "côté vacances" disponible aux habitants qui ne partent pas.

But social, but électoraliste, intérêt douteux de l'opération, il y a de quoi débattre. Comme toujours selon moi, la réalité est un mélange subtil de tout ceci. Il y a un intérêt pour les parisiens désargentés (enfin, pour les désargentés qui sont encore à Paris) à disposer de cet espace et des activités proposées. Il y a un intérêt pour les commerces d'appoints de l'endroit à s'installer pour faire du blé en vendant des boissons et de la bouffe à ceux qui viennent glander sur un matelas pour lire un bouquin, comme ça m'est déjà arrivé.

Il y a aussi un intérêt pour le patron politique local à se la péter social en montant tout ça en épingle. Et il y a de quoi réfléchir à l'utilité effective d'une opération qui se veut sociale dans une ville où les prix de l'habitat, échappant désormais à tout contrôle, excluent de facto et en masse ceux qui pourraient bénéficier de l'opération en les contraignant à un exil inévitable vers les banlieues dortoir que chantaient Balavoine et consorts il y a quelques années.



L'opération Tel-Aviv-sur-Seine doit, selon moi, être perçue dans la même acception polymorphe. C'est évidemment une opération de comm' politique. Mais pas que.
Comme dans tous les événements de la sorte, il me paraît un peu couillon de réduire cela à ses seules composantes simplistes : j'ai l'intime conviction que pas mal de gens qui n'ont strictement aucun intérêt à polir l'image extérieure de la capitale israélienne et, de facto, de l'état lui-même, participent de toute bonne foi à ce machin-bidule.
Et quand ça s'emballe de partout, avec une indignation plus ou moins sincère, sur l'opportunité d'offrir de la sorte une tribune à Israël alors que les manifestations pro-palestiniennes paraissent faire l'objet d'un filtrage spécifique par la préfecture, il me semble qu'on est en train de fabriquer un smoothie indigeste à partir de réflexions à courte vue.

Mon propos de ce jour n'est pas de donner mon opinion en profondeur sur Tel-Aviv-sur-Seine. Je me permettrai juste ceci : si Paris-Plage devenait demain la version balnéaire de l'exposition universelle, avec plein de pays participants représentant chacun leur meilleure plage avec des trucs à eux, ça serait déjà nettement plus rigolo et le côté cosmopolite ferait vraiment sens.
Sinon, ce Tel-Aviv-sur-Seine c'est jamais plus qu'une espèce de jumelage à 2 balles pour touristes en goguette, qui ne justifie en rien selon moi qu'on s'y arrête particulièrement parce que ça ne dure qu'une journée et que sans tout ce barouf moins d'1% des français auraient eu une vague chance d'en entendre parler, voire d'y participer. Si New York accueillait un "Paris-upon-Hudson" pendant une journée, est-ce qu'on ne trouverait pas ça crétin, vu d'ici, d'apprendre que des américains opposants à la France, pour une quelconque raison, viennent gueuler contre ? C'est de la promo touristique, du commerce, rien de plus.

Depuis que j'ai acquis de la maturité, j'ai changé
d'adresse.
Cela m'amène à développer, par un ricochet mental, une réflexion personnelle d'une maturité assez stupéfiante pour un homme de mon tempérament.

Est-ce qu'une des grandes difficultés que l'on rencontre pour se faire une opinion des événements, des choses, des gens, ne tiendrait pas justement à un biais inconsciemment introduit dans notre façon de voir les choses : une tendance à la simplification par réduction excessive à des facteurs faciles ?


Je m'explique. Quand on allume sa télé ou sa radio, quand on lit les nouvelles sur le ouèbe, on voit la plupart du temps des déclarations du genre : "les allemands s'opposent à l'allègement de la dette grecque", "les turcs refusent de reconnaître le génocide arménien", "les américains augmentent leur emprise sur le sol européen"...

Dans le cas de Tel-Aviv-sur-Seine, on voit bouillonner les opinions sur la moralité d'une journée dédiée à l'aspect balnéaire de la capitale israélienne, et ce dans notre pays qui a techniquement le cul entre deux chaises : partenaire commercial et diplomatique d'Israël d'un côté, ayant accueilli les derniers jours d'Arafat et appelant publiquement à une résolution pacifique par la création d'un état palestinien de l'autre.

Drapeau officiel de Palestisraël (vue d'artiste)
Chez nous, le conflit en Palestine est un marronnier journalistique, et à peu près tout le monde a une opinion dessus, souvent bien
tranchée (pas toujours la même) et souvent bien peu documentée (qui se rappelle que l'OLP d'Arafat était au départ une organisation terroriste ? Autant de personnes selon moi que ceux qui savent que Mandela a fait de la lutte armée avant d'être mis en taule... c'est jamais simple ces histoires-là).


Mais si le débat a lieu concernant l'opportunité ou la décence d'une journée "israélienne" dans l'opération Paris-Plage, cela tient aussi fortement selon moi à ce qu'on assimile un peu vite Tel-Aviv à Israël, la ville toute entière et ses habitants à la politique menée par son gouvernement.

Que veulent les israéliens ? Qui sont-ils ?
Soyons honnête : le français lambda n'en sait à peu près rien. Et moi qui ai à la fois un collègue, héritier de la diaspora juive russe, qui juge le principe du sionisme tout à fait cohérent et acceptable et les revendications palestiniennes démesurées, et qui ai aussi un couple d'amis vivant près de Tel-Aviv avec leurs deux enfants et qui sont clairement hostiles à la politique de leur gouvernement concernant les palestiniens, je suis face à deux principes en apparence irréconciliables, donc je suis bien incapable de dire ce que veulent "les israéliens".

Pour mettre le doigt sur la clé du problème, retournons-le en considérant la France. Je ne me reconnais pas dans la politique gouvernementale. A dire vrai, et de cela j'ai la certitude, des millions d'habitants de ce pays --avec ou sans la nationalité, c'est un faux débat : si je paie mes impôts en France, j'y vis et j'ai mon mot à dire-- ne se reconnaissent pas dans la politique gouvernementale.
Et quand je lis, dans les médias étrangers, une quelconque déclaration qui assimile péremptoirement les français à notre sémillant président, ça me fait tiquer. Exemple : si Hollande se met à promouvoir l'exploitation des gaz de schiste et que la presse internationale titre "les français favorables au gaz de schiste", est-ce que c'est vrai ?

Moi, je désapprouve l'attitude française vis à vis de la Grèce, le passage en force du traité de Lisbonne, la suprématie de l'ordo-libéralisme de l'Europe des thunes sur l'Europe des peuples, l'austérité à tout crin et la règle d'or hors du débat, la surdité commode des gouvernants face aux peuples, l'immunité absolue des puissants devant la justice.
Dans "concept", il y a "cept", entre autres.

Donc, "les français" tels que décrits dans les médias étrangers, c'est certainement pas moi. Ni toi qui me lis. C'est quoi, alors ? Cette expression, "les français", si c'est pas moi, si c'est pas mon peuple, mais alors cékoidon ?

Hé ben je classe ça dans le répertoire des "concepts opérationnels" chers notamment à Franck Lepage, parce que c'est une expression qui, au fond, ne veut strictement rien dire mais donne l'impression d'avoir un sens.




"les français" - vue d'artiste
Donc, "les allemands" dans nos journaux à nous, ou "les grecs", ou "les israéliens" ou "Tel-Aviv", ça ne saurait en aucun cas désigner des gens : c'est la réduction malhonnête à un facteur d'état unique de la diversité évidente d'opinions populaires, réduction qui fait fi du contexte, de l'histoire, des souhaits d'avenir, et qui se présente à nous comme une espèce de bouillie prémâchée et insipide, au prétexte fallacieux de nous la rendre digeste.

Si on adhère à ce sens, si on gobe cette grosse ficelle, il n'y a plus de questionnement en profondeur possible, plus de nuance permettant d'apprécier la réalité pour sa complexité.

On considère un groupe disparate et hétérogène comme un tout homogène : c'est tout simplement du mensonge, une grossière manipulation. De l'info-légo, en petite brique carrée, très très commode pour bâtir vite fait mal fait des machins qui tiennent debout mais dont le caractère grossier et stéréotypé ne peut être nié ni oublié.

L'exemple le plus criant qui me vienne de ce genre de réduction à coups de serpe m'a sauté aux yeux en début d'année quand on a commencé à dire "les afghans --ou les nigérians-- manifestent contre Charlie Hebdo". Qui peut sérieusement croire qu'un journal hebdomadaire satirique dont le lectorat se réduisait de plus en plus avait une chance d'être connu par un tel nombre de personnes qui ne maîtrisent même pas la langue dans laquelle il est écrit ?
Manifestants autonomes et indépendants, offensés
personnellement à la lecture de Charlie Hebdo (vue d'artiste)

Qui a fourni aux mêmes manifestants, à peine un ou deux jours après sa publication, les tirages couleur en grand format de la couverture du spécial post-attentat, pour qu'ils le brûlent ?

C'est la question que des journalistes sérieux auraient dû se poser. Personne ne l'a fait. Mais tous ont répété "les afghans manifestent contre Charlie Hebdo".



Cet exemple de manipulation démontre par son absurdité à quel point ces raccourcis grossiers sont tentants pour les médias, car facilitateurs à l'excès de leur travail, et nocifs pour les populations, qui sont peu poussées à interroger la qualité de l'information qui est mise à leur disposition.

Education intellectuelle à revoir (vue d'artiste)
Éduqués à une pensée facile par des médias encouragés à l'analyse facile face à des problématiques difficiles, nous aboutissons à des solutions simples, évidentes... et fausses.

Alors, je m'interroge sur "Tel-Aviv-sur-Seine", et je me demande qui a intérêt à assimiler cette opération de comm' conjointe à une campagne publicitaire offerte par Paris à l'état d'Israël. Pour moi, c'est du bruit pour rien, et à en croire ceux qui fréquentent les lieux et disent que le "Gaza-Plage" improvisé en face n'a rien à y envier, notamment en ce qui concerne la fréquentation supérieure en nombre des policiers et journalistes sur les touristes, on est en pleine tempête dans un verre d'eau.
De tout cela je ne retiens qu'une chose, que je tiens pour sûre : ni moi, ni personne d'autre qu'eux-mêmes ne peut affirmer avec certitude que l'aspect propagandiste (volontaire ou non) est la résultante du choix "des israéliens".

Marianne, ni libérée, ni délivrée
De même, alors que l'étau des austérités FMIesques se resserre doucement autour de nos gorges, à coup de décentralisation forcée, d'impôts qui flambent, de dotations budgétaires aux communes qui s'effondrent (et vont encore plus baisser bientôt), de projets de loi délétères qui démolissent le service public, on va beaucoup entendre parler du modèle allemand.

Il va y avoir beaucoup de raccourcis grotesques, avec "les allemands" par ci, "les allemands" par là, parce que ce pays est dans une position de domination sur la mécanique économique européenne qui boute le feu à une bombe sociale, laquelle, on en est sûr, va péter indifféremment à la gueule des "français", des "espagnols", des "allemands", des "suédois", comme elle l'a déjà fait en Grèce.
Dans les mois et les années à venir, au fil des crises et de l'enfoncement dans la misère des moins chanceux d'entre nous, la déferlante des jugements à l'emporte-pièce va revenir, et revenir, et revenir encore. Il y aura des coupables, et ce seront toujours "les machins" ou "les trucs".

Tenons-nous à l'écart de ces raccourcis langagiers toxiques, parce qu'ils sont le terreau où croissent les plus étroites et détestables des façons de penser la relation à l'étranger. C'est actuellement le gouvernement Merkel qui fout la merde en Europe en pratiquant le dumping social et en imposant sa doctrine économique à des pays qui n'ont pas d'autre option que l'accepter ou se faire dérouiller. C'est Juncker à la banque centrale qui joue les califes et les donneurs de leçon alors qu'il est là pour fournir des liquidités et pas pour faire le vicieux en coupant le robinet pour son bon plaisir. C'est enfin Hollande qui nous écrase la gueule, en France, en pratiquant une politique qui n'a absolument plus rien à voir avec la définition même la plus complaisante du socialisme.

Les coupables, ce sont les puissants. Ceux qui gouvernent. Eux, ils ont des noms, des visages, ils sont connus. Ils se vantent même de leurs méfaits, les cuistres. Et nous espérons tous, probablement à tort, qu'ils vont un jour répondre de leurs bassesses égoïstes devant la justice du peuple. Ce n'est pas chez "les machins" qu'on va trouver la cause de nos malheurs. C'est bien plus compliqué que ça.

En conclusion, pour en revenir au titre de cet article, "les allemands", ça n'existe pas. Les allemands, ça existe, et ils ne sont pas meilleurs ni pires que vous et moi. Qu'il s'agisse d'eux ou de tout autre groupe de personnes, gardons-nous de prendre les uns pour les autres, et gardons-nous surtout de ceux qui les confondent.

--G4rF--

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