jeudi 24 août 2017

Nouvelle

INTOX

Il relut l’ensemble de l’article. Les photos étaient bien choisies, légendées clairement. La vidéo qui accompagnait l’article était plutôt bien ficelée : percutante, avec une bonne musique, elle faisait bien passer le message.
Comme à son habitude, il signa l'article de ses initiales. Ça mettait le lecteur dans l'ambiance.

Il sourit en cliquant sur le bouton « Publier », et attendit quelques instants que l’ordinateur lui indique que son article avait été intégralement transmis.
Après une poignée de secondes, l’article apparut en tête du tableau de bord de son gestionnaire de sites internet : publié à 09h27 sur « cequonvouscache.com ».
Il s’étira, abandonna son ordinateur en cours d'extinction et s’en fut vers l’autre côté de la pièce, où son lit l’attendait, près du réveil dont l’afficheur indiquait 3h41 du matin.

Les signes de fatigue se lisaient clairement sur son visage quand il passa le hall d’entrée. Benoît, qui était à la réception ce matin, lui dit même qu’il faisait peur lorsqu’il le salua tout en tendant son badge devant le lecteur sans contact du premier portique de sécurité.
Après un passage obligé à la machine à café qui délivrait sans discontinuer depuis plusieurs semaines la même lavasse imbuvable qu’il avala tout de même pour satisfaire sa dépendance à la caféine, il s’installa à son poste de travail en posant dans le tiroir sécurisé son téléphone portable, son trousseau de clés et sa montre connectée.
La lumière du tiroir passa du rouge au vert, et l’ordinateur put démarrer.

Et allez, encore un changement de mot de passe… ça ne faisait jamais que cinq fois depuis le début du mois, et ça n’irait sans doute pas en s’améliorant. Connaissant son employeur, le contraire eut été surprenant. Ce que l’absence d’enseigne en façade de l’immeuble tristement normal du XVIIème arrondissement parisien où il se trouvait ne proclamait pas, c’est qu’il travaillait à l’ACSI, l’Agence Centrale de Surveillance de l’Information.
Dans ce poste avancé du renseignement dépendant directement du ministre de l’intérieur, on ne rigolait pas beaucoup quant à la sécurité informatique, même quant on était comme lui rédacteur hors classe et qu’on était une des têtes les plus connues de la boutique, faisant quasiment partie des murs.
Mais cela ne l’empêchait pas de prendre certaines libertés qui jusque là avaient apparemment échappé à la vigilance des cerbères du troisième étage. Tout allait bien...

Il prit quelques instants pour voir discrètement où en était son article publié pendant la nuit : 7800 vues, et ça progressait constamment. Un léger sourire sur le visage, il referma la fenêtre affichant les statistiques et ouvrit sa messagerie interne.
Il sauvegardait sur son poste un dossier proposé par Jérémie, le nouvel arrivant dont il assurait la formation et le contrôle qualité, lorsqu’un message s’afficha en travers de son écran, barrant toutes les autres fenêtres ouvertes.
« Information de service : vous êtes attendu au Bureau de la Supervision (salle 501) ».
Ça, c’était anormal.

Préoccupé, il se dirigea vers l’ascenseur, appela la cabine puis entra en appuyant sur le bouton du cinquième étage. Une collègue qui s’apprêtait à partager le trajet vit le témoin lumineux de l’étage sélectionné, lui fit un sourire contrit et compassé, puis fit demi-tour avec hâte.
Les portes se refermèrent sur lui, seul.

Il n’y avait qu’un unique bureau au cinquième, celui de la patronne, pudiquement habillée d’un titre ronflant de « superviseur » alors qu’elle faisait la pluie et le beau temps dans toute l’agence, y compris ses succursales de métropole et d’outre-mer.
Il la connaissait plutôt bien et n’avait jamais eu de problème avec elle, mais la fatigue de la veille et le stress de cette soudaine convocation se combinaient en une forme de malaise assez angoissant. Se pouvait-il qu’elle sache ? Et si oui, comment ?

« Savez-vous pourquoi je vous ai fait monter ?
- Euh… à dire vrai, je comptais sur vous pour me le dire. »
Elle le dévisagea un instant, un instant juste un petit peu trop long.
Quelque chose n’allait pas.
Elle chassa sèchement une quelconque poussière de la surface de son bureau, saisit son stylo et le pointa dans sa direction :
« - Je sais tout.
- Pardon ? laissa-t-il échapper, son visage déjà blafard blanchissant désormais à vue d'œil.
- Tout. Je sais que vous avez publié cette nuit, depuis votre appartement, depuis un poste non déclaré, un article rempli de balivernes séditieuses sur un site complotiste de premier plan. Je sais que, pour cela, vous avez utilisé des informations dont l’usage est strictement limité aux seuls bureaux de l’agence. Et je sais enfin que vous avez trouvé une façon, assez grossière d'ailleurs si je me fie aux conclusions du Bureau de la Sécurité, de trafiquer l'heure de publication. »

Elle se leva et vint s’asseoir au coin de son bureau, face à lui qui restait silencieux. Plus que de la colère, son visage exprimait étonnamment de la contrariété.
« - Je ne vous apprends rien si je vous dis que ce que vous avez fait là est absolument contraire au règlement, n’est-ce pas ?
- Euh… finit-il par bredouiller.
- Vous savez à quel genre de sanction vos actions dissimulées vous exposent ? »
Il sourit faiblement.
« - Vous… vous allez me virer ?
- Vous virer ? Faites moi rire ! » s’emporta-t-elle en se relevant d’un coup, avant de retourner vers son siège où elle se réinstalla comme un roi sur son trône.

« Il y a quelque chose qui vous échappe, expliqua-t-elle posément après un instant de silence.
« Vous êtes un agent efficace, un très bon agent. Vous faites bien votre boulot, vous prenez de bonnes initiatives, vous avez manifestement le sens et l’intuition qui conviennent à ce job, et si vous vous avaliez autant d’entretiens d’embauche que moi vous sauriez que ce n’est pas donné à tout le monde.
« Mais quelque chose vous échappe. Cela fait quelques années que vous et moi travaillons ensemble ici. Et dès le jour où j'ai pris mes fonctions à la tête de l'agence, je vous ai dit, à vous comme à vos collègues, quel était notre objectif, quelle était aussi notre éthique.
« Or cette éthique à laquelle nous sommes --à laquelle JE SUIS-- attachée, vous ne l'avez pas respectée.
« Mais je vous comprends, vous savez, fit-elle d'un air entendu. Je vous assure que je vous comprends. Comme chacun et chacune de vos collègues à un moment ou un autre de leur carrière, vous avez eu cet élan, un élan sincère, qui vous a fait penser : cette information, ce dossier, je dois les écrire, je dois les faire sortir dès maintenant, le public doit le savoir dès que possible. Et c’est là, votre erreur. »

Elle se pencha en avant vers lui, et reprit d’une voix douce :
« Parce que, voyez-vous, même si je vous comprends, la règle de notre agence est limpide : il est absolument interdit de monter un dossier de désinformation hors de nos bureaux.
Alors considérez ça comme un dernier avertissement avant la commission disciplinaire : cessez définitivement de travailler depuis chez vous.. »


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--G4rF--

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