vendredi 21 septembre 2018

A l'ère des trolls

E. Zemmour (allégorie)
J'aurais aimé être surpris à l'évocation de la récente prise de bec intervenue (apparemment hors antenne) entre Eric Zemmour et Hapsatou Sy lors du tournage d'une émission d'Ardisson.
J'aurais aimé être surpris, mais je ne le suis pas, et je pense qu'au fond personne ne l'est vraiment.
Le concert des indignations suivant la délivrance du "c'est votre prénom qui est une insulte à la France" est même assez divertissant dans sa triste prévisibilité.
Nul doute qu'en ces temps binaires se forment assez rapidement deux fronts : ceux qui disent qu'il est complètement ahurissant qu'une personne se sente dans son bon droit en affirmant haut et fort une ineptie de ce calibre, et ceux qui disent que oui mais quand même il a sa liberté d'expression et puis y'a des gens qui pensent pareil alors ce point de vue doit aussi être entendu.

Et en voyant le cirque causé par cette énième polémique sur le thème du "racisme à peine voilé Vs. on peut plus rien dire", je fais un pas de côté et je regarde le tableau. Et je me dis qu'on n'a plus affaire à des "polémistes" au sens où le mot est employé actuellement, mais qu'on est passé à quelque chose d'autre.
Je m'explique.

Commençons par demander à notre ami le dictionnaire ce qu'est un polémiste.
Monsieur Larousse, vous avez la parole :
Polémiste (nom) : personne qui fait de la polémique.
...ooookaaaay. Un grand merci à vous, Capitaine Évidence©.

Allons donc un peu plus loin et demandons-nous ce qu'est la polémique.
Larousse, tant que vous y êtes, poursuivez donc, mon bon :
polémique (nom féminin) : débat plus ou moins violent, vif et agressif, le plus souvent par écrit : Une polémique politique qui s'envenime.
Ah, on commence à s'approcher du but.
Monsieur Littré, un commentaire ?
polémique (po-lé-mi-k') adj.
1 Qui appartient à la dispute par écrit. Un écrivain polémique.
Le genre polémique n'est que trop de mon goût ; j'y avais renoncé pourtant, Rousseau, à M. Moultou, Corresp. t. V, p. 253, dans POUGENS.
Une théologie qui prenait et qui méritait le nom de polémique, de contentieuse, pouvait elle-même être un danger, Le Clerc, Hist. litt. de la France, t. XXIV, p. 340.
Ouvrages polémiques, ceux qui se font dans les disputes littéraires, pour soutenir une opinion contre une autre.
Les livres qu'on a appelés polémiques par excellence, c'est-à-dire ceux dans lesquels on dit des injures à son prochain pour gagner de l'argent, Voltaire, Mél. hist. Mensonges impr. 17.
2 S. f. La polémique, dispute par écrit. Une polémique ardente.
Il s'est dit dans le même sens au masculin qui n'est plus usité.
Mon goût pour le polémique, Morellet, Mém. t. I, p. 196, éd. 1822.
Le court polémique qui va suivre étant de pure précaution…, Mirabeau, Collection, t. V, p. 193.
ÉTYMOLOGIE
Πολεμιϰὸς, de πόλεμος, guerre.
Voilàààà ! Merci, monsieur Littré, comme toujours, vous avez mis le doigt dessus : "[...] qui appartient à la dispute par écrit. |...] Étymologie : guerre."
L'ami Littré a ceci d'intéressant qu'il a un contenu plus ancien et donnant souvent des indications précieuses quant à leur usage quelques décennies plus tôt... on en apprend pas mal, dans les vieilles feuilles.

Mais qu'en est-il aujourd'hui, du sens du mot "polémiste" ? Dans l'acception commune, on donnerait plutôt au mot "polémiste" le sens de "débatteur", "interpellateur", "analyste iconoclaste". En passant sous silence l'attachement étymologique du mot à la dispute et à la guerre, qui permettait de mettre en évidence que c'est un combat armé et pas très civil dont il est question. Et en omettant qu'au départ, il s'agissait plutôt de personnes présentant leur argumentaire par écrit, et ne pouvant donc s'appuyer sur des tactiques verbales pour appuyer leur propos en soufflant la parole à leurs interlocuteurs/contradicteurs/adversaires.

Sur cet aspect des tactiques verbales, il me vient le souvenir d'un Marc-Olivier Fogiel et de son "style" bien personnel consistant (pour le souvenir que j'en ai) à glisser joyeusement sur la limite entre une insolence à peu près tolérable et l'usage joyeux d'argument d'invective, d'autant plus joyeux qu'il est le fait de celui disposant du pouvoir de couper le micro (et la parole) de sa victime à tout moment, ce qu'il ne manque pas de faire.
Et à la suite du personnage MOF, le souvenir me vient de la cohorte de tous ces évèques de l'église cathodique, ces nobliaux interchangeables que la télé aime tant mettre en exergue quand elle se regarde le nombril comme elle sait si bien le faire pour occuper l'antenne. Tous ces personnages hauts en couleur mais fades en contenu qui auraient bien aimé faire du Michel Polac de la grande heure mais, dépourvus qu'ils étaient de l'indispensable colonne vertébrale culturelle qui leur eut permis de faire tenir debout leurs argumentaires, prirent le parti d'adopter, comme solution de secours, le style du roquet perpétuellement outragé, jappant à la face des gens, à vous en faire péter les tympans, sur tous les airs de l'offense au "bon sens" (LEUR bon sens), bâtissant à la hâte de leurs mots trop souvent déplacés des cathédrales d'invective ne résistant malheureusement pas plus de quelques secondes à la première analyse critique faite dans la sérénité.
Je les revois empilant argument merdique sur phrase incriminante, vite, vite, vite, pour empêcher le contradicteur d'en placer une, pour empêcher surtout qu'on revienne aux premières pierres du discours dont on pourrait alors voir que l'apparence de marbre clinquant n'est qu'un placage fait à la hâte sur la craie friable des idées mal ficelées. Des Carlier, des Apathie, des Benguigui, des Benichou, des Zemmour, des Naulleau, des Moix, des Angot... tous ont tenté l'exercice, avec plus ou moins de talent et de facilité, tous ont cédé à la pression spécifique de l'exercice polémique télévisé : faire de l'audience à tout prix, faire parler de soi même en mal, justifier son existence dans le petit rectangle lumineux de la tévé, pour pouvoir revenir et cachetonner encore. Qu'importent ceux qui passent, qu'importent les sujets traités : le seul indicateur de réussite, c'est d'être là encore la semaine prochaine. Tant que je gagne, je joue.

Si encore on était face à des gens qui posent les questions mettant en lumière d'apparentes ou réelles contradictions dans les postures des interrogés. Si encore on avait affaire à des personnes assumant le rôle parfois peu enviable de procureur des anges comme d'autres sont avocats du diable. Si encore, en somme, ils arrivaient parfois à faire du Michel Polac... mais non. Médiocre, médiocre, médiocre encore, pas de sortie par le haut, pas d'ouverture vers du meilleur, on persiste et on signe, on reste dans la circulation en boucle fermée de ce cocktail indigeste d'invective fécale qui revient s'étaler semaine après semaine, encore, encore, encore...

Car tel est au fond l'axe suivi, telle est la trajectoire empruntée par le trollage télévisé qui encombre souvent, et aujourd'hui en particulier, les unes de nos fils d'actualité : au lieu d'opposer des idées et des points de vue, laissant au spectateur attentif l'opportunité de construire son intime conviction en bon juré de débat contradictoire, après un moment potentiellement pénible d'adversité intellectuelle, on assiste à un tournoi de démolition en série digne des plus splendides heures des productions Endemol.
Résumé de l'épisode : le champion est sur le ring, comme la semaine passée, et "here comes a new challenger". Pas de souci, le champion est maître rhéteur, toujours prêt, toujours chaud. D'un coup de peinture dorée il vous habille un étron mental en brillant contrepoint et en badigeonne avec fougue et panache le visage stupéfait de l'amateur qui lui fait face, interdit par la vitesse où s'abat sur lui l'avalanche d'outrecuidance, l'averse de bassesse, la cataracte d'inepte supercherie. Le champion est déclaré vainqueur par K.O. du concours d'éloquence car ça y est, au bord du ring la cloche a fait "buzz" et on parlera du champion toute la semaine qui vient. Retour au vestiaire, les diptères coprophages de toutes les rédactions se jettent sur la merde et dissertent sur son goût, le champion déclare que son high kick final, dont plusieurs spectateurs affirment qu'il ressemblait beaucoup à un coup de genou dans les couilles, n'est pas en infraction avec le fair-play, que ce n'était en fait pas un coup de genou mais que son adversaire a précipité ses testicules sur plus fort que lui et ne peut s'en prendre qu'à lui-même...
Toute ressemblance avec un débat actuellement en cours serait, vous en conviendrez, tout sauf fortuite.

Voilà le niveau où nous en sommes rendus. Voilà de quoi est faite l'info-divertissement qui fédère, à mon grand désespoir, tant et tant de mes concitoyens venus devant le poste un peu pour s'informer mais surtout pour satisfaire une curiosité morbide et malsaine.
"Qui est-ce qu'ils vont défoncer ce soir ? Y aura-t-il du sang, des dents qui volent, des côtes cassées ? Peut-être une belle commotion cérébrale..." espèrent-ils, sans se rendre compte malheureusement que pendant qu'on amuse leur tête avec ce hochet peu ragoûtant et ce combat minable à l'orchestration attendue, d'autres saloperies méritant leur intérêt sont sagement tues par leur écran chéri.
Ils le découvriront plus tard, sans même un étonnement : tiens, l'essence est super chère, tiens, on va encore se faire rançonner sur la facture de gaz, d'électricité, tiens, la retraite de mamie va dérouiller, tiens, on va encore perdre un peu d'alloc, tiens, on va pouvoir se faire virer de son boulot par SMS, tiens, le président de la république nous a traité d'arriérés lors d'un voyage officiel... Mais bon, parlons plutôt de Zemmour et de la honte de ne pas s'appeler Corinne.

Un humoriste au talent méconnu de ce côté-ci de l'Atlantique, nommé Andy Richter, a résumé en une phrase qui m'a particulièrement marqué le problème des trolls : "argumenter avec un troll, c'est comme vouloir tuer un vampire en le noyant avec votre sang". Ceci explique le sens profond de l'expression "ne nourrissez pas les trolls" qui flotte sur les forums et autres lieux d'échange du net depuis déjà bien des années.

Si vous voulez un monde dans lequel les médiocrates comme Zemmour et ses contempteurs ne viennent plus vous faire perdre votre temps, faites un geste simple : ne les invitez pas, ne les écoutez pas, ne les commentez pas. Quand vous les voyez défourailler leur cimeterre, ne cédez pas à la tentation du spectateur des arènes romaines, ne restez pas pour le sang : barrez-vous faire autre chose de votre vie, le temps que ça se passe. Car aucun comédien ne joue pour une salle vide : ils ne servent le texte que si quelqu'un est là pour les admirer.

Quelques secondes d'écoute attentive seulement suffisent pour détecter un troll, des gestes simples suffisent pour les tenir hors de votre tête et ainsi, les éradiquer. Nous vivons à l'ère des trolls, et pour commencer à les dégager, appelons-les déjà par leur nom.
--G4rF--

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"ne les invitez pas, ne les écoutez pas, ne les commentez pas." : Censurez-les, quoi !
Comportez-vous en démocrates (populaires...), ne débattez pas ; en attendant de pouvoir les envoyer au goulag.