Théophane
Nouvelle
Je n’ai pas vraiment souhaité ce qui s’est passé.
Enfin… si, je l’ai souhaité.
Mais pas « souhaité, souhaité ». Pas à ce point-là.
Appelle ça un pétage de câble, un moment d’égarement, comme tu voudras. Pour ce que ça changerait, de toutes façons…
Bref.
C’est arrivé comme ça, comme n’importe quelle idée qui apparaît, pouf dans ta tête, ni rationnelle, ni désirée. Seulement là, sortie du néant, et prête à y retourner si ça n’avait tenu qu’à moi.
Remarque que, maintenant, je sais que ça ne tient qu’à moi. A ce moment-là, je l’ignorais… les voies de Dieu sont impénétrables, non ? Ha ha…
J’en étais où ? Ah oui .
Donc j’en étais à finir ma deuxième tartine, assis tranquillos à la table du petit dèj.
Le chat était sous ma chaise, je lui grattais vaguement le dos sans y penser tout en faisant tremper mon dernier morceau de tartine dans mon mug de thé.
Et là, BZZZ ! Le portable sur la table qui s’énerve d’un coup. La vibration a fait peur au chat, qui s’est barré subitement. J’en ai lâché mon morceau de pain, tellement ça m’a surpris.
Il faut dire que, normalement, à cette heure-là, jamais les notifications ne passent. J’ai activé le mode silence programmé, tu vois.
Et là, le gros buzz. Pas normal.
Je retourne le téléphone, et là je vois le SMS du chef, qui se fout de ma gueule comme toujours, ce gros con. Enfin, je devrais pas dire ça, il est mort, depuis. Mais il se foutait quand même toujours de ma gueule.
Et le message dit : « Alors, l’as des as, t’as encore oublié de mettre de l’essence dans ton réveil ? Qu’est-ce que tu fous ? Le bull va pas se conduire tout seul ! Ramène tes miches ou ça va mal aller pour toi ».
Là j’ai compris : c’était le jour de l’heure d’hiver. J’avais pas reprogrammé la bonne heure sur le radio-réveil. Le smartphone se règle tout seul, lui. Enfin, j'étais à la bourre d'une heure.
Bref.
C’est à ce moment-là que ça a commencé. C’est là que j’ai pensé, très clairement : « non mais qu’il crève la gueule ouverte, ce blaireau ! ». Voilà, je le reconnais, je l’ai pensé.
Faut me comprendre : j’avais pas super bien dormi, le chantier s’éternisait depuis des semaines à bosser dans la glaise, le chef m’avait pété les couilles parce que le bulldozer était tombé en panne sèche, mais c’était lui qui l’avait fait siphonner pour biberonner la pelleteuse en attendant que la citerne arrive – et d’ailleurs elle n’est jamais arrivée, vu l’état des routes et la grève des camionneurs…
Bref.
L’idée m’est venue comme ça, et puis elle est repartie.
J’ai pêché mon bout de tartine en lambeaux du bout de la cuillère, j’ai fini mon petit dèj rapidos et j’ai pris les clefs de la Polo sans aller me laver les dents.
Vingt minutes après j’étais sur le chantier, et c’est là que les gars m’ont appris que le chef venait de mourir.
C’était l’architecte qui l’avait trouvé là, affalé en arrière sur sa chaise devant les derniers plans, de la gadoue plein les bottes vu que ce gros con ne les enlevait jamais avant d’entrer dans le bureau, et tous les jours il y avait un arpète qui devait se taper le nettoyage de ses empreintes… gros con, tiens.
Bref.
L’architecte n’était pas formée aux premiers secours, mais elle a fait de son mieux. Quand les pompiers sont arrivés, ils l’ont félicitée. Elle était dans tous ses états, pauvre fille, elle lui avait fait la stimulation cardiaque, la ventilation artificielle, fait appeler les secours évidemment, mais rien. Raide mort, comme ça.
Il était encore chaud, ça venait d’arriver.
Quand j’ai vu l’attroupement après m’être garé, je suis allé voir et les gars m’ont expliqué. Nouria était sur les nerfs, c’est elle qui avait appelé les pompiers, mais comme le chantier était pas mal enclavé, elle avait dû courir dans la bouillasse pour trouver du signal réseau et les joindre. Elle était persuadée que si elle avait couru plus vite, ça aurait changé quelque chose.
Mais non. Le chef était mort, là par terre, étalé torse poil sur les dalles de moquette grise pleines de tâches de café et de boue, avec ses grosses bottes crades et sa sale gueule grande ouverte.
Au bout d’une heure environ, les pompiers sont repartis, les gendarmes aussi auprès avoir pris des dépositions, des photos de l’endroit et récupéré les images des caméras de sécu, et une ambulance a embarqué le corps.
On ne savait pas trop s’il y aurait une enquête, tu vois, alors on a verrouillé l’algeco après avoir récupéré la cafetière et un peu de paperasse, puis on a établi le bureau dans le bâtiment C, au 1er étage, vu que la construction ne serait pas trop gênée. On y a bouché les ouvertures de fenêtres avec du plastique, double couche pour pas cailler, et on a fait un genre de rideau aussi pour stopper les courants d’air dans la cage d’escalier. On a rebranché la cafetière et l’imprimante pour les plans.
Bref.
Plus de chef. Mais le bull n’allait pas se conduire tout seul.
Alors j’ai repris le taff. On a tous repris le taff.
Depuis, il y a une nouvelle cheffe. Pas mal. Elle gueule, mais au moins elle ne nous prend pas pour des cons, elle.
La
fois suivante, c’était le jeudi 23, quand le petit Kader a payé
son coup pour fêter ses fiançailles. On a fait ça au relais de
presse, là où ils ont mis un bar à l’arrière.
La journée n’avait pas été trop pourrie, pas de panne, pas de casse, pas d’accident, juste assez de soleil pour réchauffer mais pas assez pour cuire dans la cabine des engins. Bien, quoi.
Comme je ne suis pas un crevard, j’ai payé ma tournée à l’équipe, je suis quand même un des mieux payés. Et en allant régler, j’ai eu envie de me payer un Dédé. Tu sais, le truc à gratter, avec le cochon et tout.
Je sais bien que c’est de l’arnaque, mais j’étais de bonne humeur, je pouvais bien me payer ça, et puis la paye allait tomber bientôt de toutes façons.
C’était l’associée de Christopher qui tenait la caisse. Je connais pas son prénom.
Elle pris le ticket au bout de la bobine et elle me l’a tendu.
A ce moment-là j’ai pensé bien fort et bien clair : « Tiens, si pour une fois je pouvais gagner 500 ou 1000 balles, ça ferait du bien par où ça passe. ». Et comme d’habitude, j’ai gratté la moitié du ticket et je l’ai mis dans ma poche pour le finir à la maison.
On a bu notre coup, on a trinqué à la santé de Kader et Sabrina – c’est sa fiancée, Sabrina – avec pas trop de blagues de cul dégueulasses, parce que bon je veux bien qu'on déconne mais faut croire, on sait se tenir. Puis on est tous repartis, chacun chez soi.
Le soir, je me suis bricolé une petite lasagne avec ce que j’avais au frigo. J’ai mis la télé, mais il n’y avait que des pubs de merde ou cette grosse merde d’Hanouna, du coup je me suis mis un épisode de The Expanse que la voisine du dessous m’a mis sur un disque dur.
Et là j’ai fini de gratter mon ticket de jeu.
Quand j’ai vu que j’avais gagné 2 500 balles, j’ai bloqué.
Je savais que j’en aurais fastoche pour 800 pour l’entretien de la bagnole si je voulais me faire les Pyrénées cet été, et qu’au lieu d’une pauvre tente je voulais me prendre un bungalow mais bon, vu les tarifs et vu mon salaire, ça voulait dire pâtes et patates pendant toutes les vacances.
Et là : 2500. D’un coup. Première fois de ma vie. Pas croyable, le truc.
J’avais toujours pas réalisé, à ce moment.
Mais il y a eu quelques autres trucs bizarres. Enfin… bizarres, façon de parler. Inhabituels, en vrai.
Il y a eu l’histoire avec les joints de vérins du bull, qui me sciaient les oreilles à couiner depuis des semaines et qui s’étaient arrêtés de grincer subitement.
Je savais qu’à la maintenance, il allait falloir les changer, peut être même remplacer les vérins entiers, parce qu’un joint qui couine, c’est un vérin qui crève.
Et puis non, le technicien m’a dit qu’ils étaient comme neufs, et que c’était pas la peine de les changer, même qu’il m’a demandé si j’étais sûr que c’était bien sur ce bull-là que ça couinait. Genre, l’autre... je sais bien qu'il ne faisait que son boulot, mais je sais reconnaître ma machine, quand même !
Bref.
Il y a aussi eu Patty. Enfin… je l’appelais pas encore Patty à ce moment-là.
Je l’avais déjà vue sur AdopteUnMec, il y a deux ans à peu près. Elle m’avait tapé dans l’oeil mais elle n’avait pas répondu à mes messages, même si j’avais payé le premium – et tu peux y aller, ça coûte la peau du cul le premium – pour pouvoir la contacter.
Son profil avait disparu plutôt vite. Ca m’avait travaillé, j’avoue qu’il y avait quelque chose dans ses photos, ça m’avait donné envie de plus que juste baiser, tu vois. Enfin, tu comprends ce que je veux dire, y'a des fois où tu as l'impression d'avoir un genre de connexion avec la fille. La plupart du temps, c'est des conneries, mais de temps en temps, c'est vraiment vrai, y'a un truc, le courant qui passe, même si tu lui as jamais dit un mot t'as cette impression de se connaître... Enfin t'as compris, elle m'avait marqué, et je pensais souvent à elle.
Et là, bim ! Le mardi, elle réactive son profil. J’y croyais pas. Même pseudo, même bio, juste 2 ans de plus sur l’âge, et puis deux trois photos. La même. Probable qu'elle avait dû se mettre en couple, et que ça venait de se finir. Du moins, c'est ce que j'ai imaginé. Putain qu'elle était belle, c'était incroyable. Peut être encore plus que deux ans avant.
Alors moi, direct, le mardi soir, je la contacte en priant pour qu’elle réponde, ce coup-ci.
Et mercredi matin, le message : « Salut Théo, moi c’est Patricia, ton message m’a fait plaisir. C’est quoi un conducteur de bull, t’es cowboy ou un truc dans le genre ? ». Et avec un smiley qui fait un clin d’oeil, tu sais.
Je rentre pas dans les détails, c’est pas tes oignons, mais je suis passé de célibataire à en couple en même pas deux semaines, c’était incroyable. Première fois de ma vie, ça aussi.
Et je te jure que j'ai rien changé de spécial, j'ai rien forcé. Le courant est passé tout de suite, et il est passé à fond. Un vrai miracle, j'te promets.
Et puis il y a encore eu des petits trucs. Et puis aussi, faut reconnaître, des trucs un peu plus gros.
Dans les petits trucs, c’était juste des petites choses de la vie, tu vois, rien d’énorme.
Par exemple, j’ai eu le résultat du contrôle technique de la Polo, le gars a dit que le bas de caisse était rouillé et d’après lui c’était limite pas réparable. J’ai pensé très fort que je voulais vraiment que la caisse soit nickel pour pouvoir partir avec Patty dans les Pyrénées, et que je voulais zéro défaut à la contre-visite.
Le garageot a monté la caisse sur le pont quand je lui ai amené, et il m’a appelé dans la journée pour me dire que le mec du contrôle technique devait avoir des vappes, parce que le bas de caisse était impeccable, pas un pet de rouille, et qu’il n’avait trouvé que deux ampoules à changer, à part ça tout était tip-top.
Y’a eu aussi la voisine du dessous, avec son vieux matou et sa grosseur dégueu qui lui pendait de la patte arrière. C’était une tumeur, le véto lui avait dit, et y’avait rien à faire, c’était à peu près sûr que son chat en avait encore pour un mois ou deux maxi.
Quand elle m’en a parlé, elle en chialait, elle en avait le nez qui coulait, elle qui était toujours à être bien jolie et bien mise, c’était trop triste.
Et je me souviens d’avoir pensé bien clairement : « si ce putain de cancer pouvait lui sortir du corps une bonne fois, elle mérite pas ça la voisine. ».
Et deux ou trois jours après, je revois passer le vieux matou, toujours pépère, mais avec juste un trou dans les poils là où sa tumeur pendouillait avant. C’était clair qu’il allait mieux, mais y’avait pas une trace d’opération, pas une cicatrice, rien. Comme si le cancer lui était littéralement tombé de la peau.
Là j’ai compris.
Et du coup j’ai testé des trucs un peu plus gros.
Pour voir si ça marchait.
Genre, quand il y a eu l’histoire avec la prise d’otages dans la mosquée de Sarcelles, là.
J’ai vraiment pensé très fort qu’il suffirait que le preneur d’otage ait une bonne grosse chiasse pour que ça s’arrête net.
Et tout le monde a vu ce que ça a donné, c'était en direct à la télé quand ce connard de nazi avec sa tenue de soldat à la con s'est mis à se pleir en deux d'un coup et se recroqueviller par terre, avec la merde qui lui sortait du pantalon de treillis.
J’étais mort de rire devant ma télé, Patty ne comprenait pas pourquoi, elle était tendue à mort la pauvre, et quand elle me regardait en se demandant pourquoi j'étais éclaté par terre, ça me faisait rire encore plus.
Et puis j’ai testé sur d’autres trucs.
Par exemple, j’ai pensé très fort qu’il fallait que le ministre de l’intérieur ferme sa gueule quand il était en train raconter ses conneries à propos de la meuf qu’il a obligé à le sucer pour lui trouver un appart’. Et hop, mâchoire bloquée en pleine interview ! C’était du bonheur, ce truc-là !
Rien que de voir Patty si contente et de l’entendre balancer « bien fait pour sa gueule à ce fumier », ça m’a fait un bien... Je te raconte pas la nuit qu’on a passé après, elle était à fond et j’avais l’impression d’être une putain de star. Mémorable, le truc.
Mais bon, évidemment, il faut rester discret. Le secret des voies de Dieu, c’est de rester impénétrable, sinon tu sens bien qu’il y a forcément un enfoiré qui va essayer de te coincer, qui va foutre la merde, et alors t’es obligé d’intervenir tout le temps, sans arrêt, t’as plus de vie. Et moi je veux pas ça.
Moi j’ai mon taff, j’ai Patty, j’ai pas envie de devenir Superman.
Alors bon, des fois, faut reconnaître que ça se commande pas, ça s’impose.
Et c’est pour ça que je me retrouve ici aujourd’hui. Forcément, la bagnole de flics en civil qui arrive pleine balle sans gyrophare et qui va faucher un petit vieux qui finit de traverser appuyé sur sa canne, moi j’ai pas réfléchi.
C’était peut-être son heure, au vieux, j’en sais rien. En tout cas, j’ai pensé qu’il fallait que la voiture s’arrête. Et elle s’est arrêtée. Mais pas les mecs qui étaient dedans.
Et moi, vu que ça s’est passé sous mes yeux, à deux mètres de moi, je me suis pas contenté de penser : j’ai fait comme tout le monde quand il voit arriver le danger devant lui, j’ai tendu les mains, genre, en geste de protection, tu vois.
Et je sais ce que tu as dans ton dossier, là, sur ton ordi. Même pas la peine de me montrer.
Y’a les images de la caméra de surveillance.
On me voit tendre les mains.
On voit la voiture qui se plante sur un mur invisible, et les trois mecs dedans qui planent à travers le pare-brise, avant de finir en pâtée pour chat sur le kiosque en face de la rue.
On voit le petit vieux tombé par terre qui se pisse dessus devant la voiture qui fume encore.
Et on me voit moi, en train de partir à courir comme un dingue, à flipper qu’on m’ait vu, et je fonce jusqu’à la bouche de métro où je m’arrête pour voir si je suis poursuivi, tout juste devant la deuxième caméra qui filme ma tête en gros plan et qui vous a permis de me retrouver.
J’avoue, j’ai pas réfléchi.
Mais ça, c’était avant.
Là, je vais penser plusieurs choses.
Je vais penser que cette voiture de flics a allumé son gyro et son deux-tons, et comme ça le petit vieux n’a pas traversé, et la voiture n’a pas eu besoin de s’arrêter.
Je vais penser que la vidéo surveillance n’a vu aucun accident.
Je vais penser que ni vous, ni vos supérieurs, ni les caméras de ce bâtiment, ni les caméras des alentours ne m’ont jamais vu venir ici.
Je vais penser que je n’ai jamais reçu la visite de vos collègues, qu’ils ne savent pas qui je suis, qu’il n’y a jamais eu de dossier sur moi ni sur cette affaire et que je n’apparais en aucune façon sur aucun fichier, aucun papier, aucun dossier, aucun enregistrement d’aucune sorte. Qu’il n’y aucune trace d’un quelconque événement qui me concerne.
Je vais penser que je ne suis pas ici.
Je vais penser…
Je vais penser à Patty et à mon bungalow dans les Pyrénées.
Bref.
Ca m’a fait du bien de te parler.
Allez salut.
--G4rF--