Fond sonore : Rage against the machine - Fistful of steel
Ou plutôt, que je me rappelle.
Pourquoi cette soudaine plongée dans des vieux souvenirs dont, je n'en doute pas le moins du monde, vous n'avez rien à cogner et d'une certaine façon je vous comprends ? Juste pour montrer à quel point, loin d'être statiques et verrouillés, totalement esclaves de nos angoisses, de nos peurs et de nos échecs passés, nous sommes pour la vie entière des êtres toujours renouvelés, sommes de nos expériences, à la fois les mêmes gens et des personnes totalement différentes.
Le parfum d'Emmanuelle, c'est le parfum d'une fille dont j'ai été amoureux comme on peut seulement l'être lorsqu'on a été seul et à l'agonie sentimentale pendant très longtemps. Pendant très, très longtemps.
Ca remonte à une dizaine d'années, maintenant. Et pourtant, ce parfum, quand par hasard il vient effleurer mes narines lorsque par inadvertance je hume dans une rue le voile délicat d'une fille inconnue portant la même fragrance, ce parfum me fait plonger loin en arrière et ressuscite en moi celui que je fus, que je ne suis plus et que pourtant je n'ai jamais cessé d'être.
C'est curieux d'écrire ça, comme ça, mon portable sur les genoux dans un métro de la 14, alors même que sur le fond de mon écran s'affiche la photo sublime de ma moitié vitale, de la mère de mon enfant. Ma femme, quoi. Mais ce n'est pas incompatible. On peut aimer et avoir aimé.
J'aime ma femme. Et j'ai aimé à l'excès Emmanuelle. Quand je dis à l'excès, je veux vraiment dire que c'était trop. Aujourd'hui, je ne la vois plus, et sans doute ignore-t-elle tout de mon existence actuelle, et c'est ni mal ni bien, c'est juste la vie.
J'ai su, parce que je l'ai vu passer à la télé, qu'elle est en couple et qu'elle a perdu un premier bébé. Ca m'a touché. Elle n'est plus celle que j'ai aimé. Mais ce parfum qui était le sien, qui était sa marque au fer rouge dans les tréfonds de mon âme instable d'adolescent attardé et d'incorrigible romantique franchement couillon sur les bords, ce parfum n'a rien perdu de sa force et de sa capacité à me remuer l'âme.
Mesdames, sachez-le, il y a beaucoup de mental en nous, mais certains aspects physiques prennent parfois une importance inattendue. Pour moi et pour quelques autres, l'emprise du parfum de quelqu'un qu'on aime est comme un hameçon planté directement dans le coeur. Des années après, j'en sens encore l'emprise, comme une plaie ouverte que je n'ai jamais vraiment voulu refermer.
Je n'ai jamais su quelle était la marque de son parfum. Et à vrai dire, je ne pense pas que je souhaiterai le savoir. Le respirer trop facilement lui ferait perdre sa substance. Ou alors, il faudrait que j'en chope un flacon, que je le congèle, et que dans 40 ou 50 ans je le ressorte et je m'en fasse un gros shoot. Pour voir.
C'est ma madeleine de Proust, ce parfum. La fougue débordante avec laquelle j'ai aimé cette fille, qui n'était vraiment pas pour moi (et réciproquement). La violence (car il s'agit de violence) avec laquelle j'étais déchiré de n'être point son compagnon. Tout est contenu dans quelques molécules aromatiques adroitement dosées et mélangées. Un interrupteur, câblé directement sur le désir, l'envie, l'excitation. La passion. Les sentiments les plus fondamentaux.
A la réflexion, et après la lecture d'un recueil de pensées écrit par mon ami Tom Floyd (qui se reconnaîtra s'il a du temps à perdre à venir lire mes bafouillages), je pense que j'ai éprouvé le besoin de parler du parfum d'Emmanuelle parce qu'il m'est précieux comme peu de choses. Impalpable, insaisissable, on ne peut me le voler ni le dénaturer. C'est une porte ouverte, un sas vers une strate inférieure de moi.
Celui que je suis aujourd'hui n'aime plus comme avant. J'aime toujours, mais je suis plus à l'aise. A l'époque, comme dirait Tom, je cherchais plutôt à m'aimer en m'imaginant avec cette somptueuse créature, cet incroyable garçon manqué si belle et désirable, amusante et passionnée, tellement différente et tellement proche à la fois de ce qu'il me fallait vraiment, et que j'ai aujourd'hui.
Pour parvenir à la satisfaction qui est la mienne, et qui est celle de quelqu'un qui n'éprouve plus le besoin de se remettre en cause émotionnellement parce que ce vide atroce qui m'habita si longtemps est désormais comblé bien mieux que je n'aurais pu le souhaiter, j'ai d'abord dû aimer celui que j'étais.
Le petit garçon qui ignore toujours quelle espèce de fierté imbécile l'a poussé à ne plus adresser la parole à Hélène, son grand amour des petites classes, du jour de son entrée au collège, un an d'avance dans la poche comme si j'étais Superman. Quel con ! Le jeune connard qui se renfermait sur lui-même, imaginait des films en cinémascope dont il était le héros et pour qui les filles se pâmaient, bref, la cervelle en ébullition et la quéquette en berne. Celui que j'étais. Les conneries que j'ai fait. Le mal que j'ai pu faire autour de moi, dans ma famille, à mes amis, à tous ceux que j'ai admiré autant que je les jalousais, pour qui le petit prodige à la si grande mémoire semblait parfois tellement transparent. Aux filles qui ont fait les frais de ma langue de vipère quand j'étais incapable, verrouillé à triple tour par mon envie d'image sublime et d'être un type formidable, de simplement avouer mon désespoir d'être jamais aimé.
A celles qui se sont heurtées à la violence inouie et la connerie fondamentale qui étaient miennes lorsqu'elles m'avouaient un sentiment égal au mien, et que je les rejetais connement, incapable de réaliser qu'il n'y a pas d'amour sans réciprocité, qu'une déclaration de quelqu'un vers moi était au moins aussi sérieuse qu'une déclaration de moi vers quelqu'un d'autre, qu'il s'agit d'une épreuve redoutable et terriblement angoissante et qu'il n'y a rien de plus douloureux quand on n'a que 13 ans que d'affronter ce que je leur fis subir. Je n'ai jamais retenu leurs noms. Voilà sans doute le pire des maux que j'ai occasionné. Je n'étais pas amoureux d'elles, mais était-ce une raison valable d'être si minable et fat, plein de vanité et de cruauté gratuite ? Non. Rien ne peut justifier ça. J'étais un surdoué, et j'étais donc assez intelligent pour constater, si l'autocritique honnête avait été ma tasse de thé, que j'étais aussi un sale petit connard orgueilleux et sans coeur dès que ça m'arrangeait. Ca m'a arrangé souvent. Je le regrette encore.
Toutes ces stupidités, ces crasses, ces actes de méchanceté ou de bêtise gratuite qui ont émaillé mon passé et qui sont malgré moi devenus les fondations de celui que je suis aujourd'hui. Comme toi, comme nous tous, j'ai un max de squelettes dans le placard.
Tout ça, il m'a fallu l'aimer. Accepter ma part d'ombre, pour pouvoir la distinguer et m'en détacher autant que possible, la traînant derrière moi comme un boulet qui frotte le sol et qui s'use, lentement. Jusqu'à, peut-être un jour, se détacher ?
Le temps a beaucoup passé. J'ai fini mes études. J'ai un taff. J'ai un logement. J'ai une femme incroyable, et j'ai une petite fille qu'il va me falloir guider sans la pousser, et à qui je devrais offrir plus de liberté et d'amour que je ne pense pouvoir en produire. Mon groupe de musique cartonne dans son petit coin. J'ai écrit le bouquin que je rêvais d'écrire, j'ai une suite en chantier, j'ai des projets plein la tête et l'envie d'accomplir dans le concret ce que mon travail m'empêche tout simplement d'obtenir. Je n'ai plus franchement d'ennemi juré, j'ai plutôt des rancoeurs et des déceptions, mais je m'efforce aujourd'hui d'aller vers l'autre, de garder le contact avec ceux qui m'ont blessé ou ceux qui me fatiguent. Je n'y arrive pas toujours.
Et le parfum d'Emmanuelle, dont je ne veux pas connaître le nom, tire parfois vers la surface un pan entier d'existence où j'étais plus vif, plus fort, plus violent, plus con et plus intelligent à la fois. J'étais un moi plus petit qu'aujourd'hui, nerveux et instable. Et malgré toutes mes conneries de l'époque, j'en garde de la nostalgie. Il m'a fallu presque 10 ans pour me regarder avec un air compatissant, et dire au "moi" de cette époque : "t'es qu'un petit con, et tu ne t'en rends pas compte, bouffi de suffisance et de terreur que l'on voie ce que tu es vraiment. Comme si quelqu'un en avais quelque chose à foutre de tes angoisses existentielles : ils ont déjà les leurs ! Eux aussi les cachent ! Mais c'est pas trop grave, petit gars. On peut encore sauver les meubles. Un jour tu supporteras ton visage dans le miroir, parce que tu ne seras plus le même".
Les meubles sont à peu près sauvés à ce jour. Je suis presque en paix avec mon passé. Celles qui ont gravé leur nom bien malgré elles dans ma vie, Soizic (maternelle), Hélène (primaire), Véronique (collège), Béatrice (lycée), Emmanuelle (IUT), Céline (IUT - école d'ingé), Nathalie (école d'ingé), Céline (la même un peu plus tard), Anne-Laure (paix à son âme), Nathalie (pas la même), je pense que je pourrais aujourd'hui leur faire face et leur demander simplement pardon d'avoir été si bête. Pour soulager ma conscience, mais aussi pour être enfin parfaitement honnête avec elles, ce que je n'ai jamais su faire vraiment avec qui que ce soit avant de rencontrer ma femme.
Il ne suffit pas de l'écrire, il faut aussi le faire. Il faut le faire vraiment. Ce sera plus dur que tout. Mais j'en sortirai encore bien plus droit que je ne pourrai jamais l'être sinon. Quelques coups de lime sur le boulet, quelques particules de limaille tombées à terre pour alléger mon fardeau.
-G4rF-